Au moment où se tient à Paris un colloque sur le syndrome des « bébés secoués », rappelons qu’un rapport de l’INSERM avait recensé le décès d’une vingtaine de bébés de moins d’un an du fait de mauvais traitements de leurs parents. Mais ce chiffre serait sous-estimé, peut-être même à multiplier par dix ; c’est ce qu’évoque la pédiatre Anne Tursz dans un ouvrage très documenté sur la question, Enfants maltraités (ed. Lavoisier).
La lecture des données sur la maltraitance infantile met souvent en avant les conditions socio-économiques. On voit ainsi se dessiner des descriptions dignes de Zola : classe sociale défavorisée, absence de ressources, chômage, logements exigus et surpeuplés, déracinement, isolement, conflits conjugaux, « mères célibataires », enfants de « plusieurs lits », nourrices clandestines, éthylisme, débilité mentale ou troubles psychiatriques chez les parents…
Bref tout ce qui renoue avec les images de « fléau social ». Mais ce n’est pas toujours le cas, et il est des situations où tout paraît « normal » aux enquêteurs, qui font état de « mères jeunes, jolies et charmantes dans des intérieurs bien tenus et avenants »…
Il faut bien sûr différencier les enfants tués ou battus ouvertement et consciemment avec une volonté délibérée de leur faire du mal, et tout ce qui correspondrait davantage à un « meurtre inconscient » par négligence : laisser le bébé en situation de danger seul sur une table à langer ou à proximité d’un animal, l’exposer au froid ou un objet brûlant, lui faire ingérer par erreur un produit toxique, se tromper de médicament…Ces actes sont moins facilement recensés. Certes, l’erreur est humaine et il ne s’agit pas de stigmatiser les parents en leur demandant d’être parfaits, mais la multiplication de tels actes ne peut qu’interroger…
Certains parents ont tellement imaginé, fantasmé un nourrisson merveilleux qui allait entièrement les combler que la confrontation avec un bébé réel qui pleure, crie et ne dort pas la nuit est insupportable. Ceci peut être particulièrement vrai aujourd’hui au moment où l’enfant est considéré comme l’objectif le plus précieux de la vie.
Ils ne parviennent pas à combler le fossé entre l’enfant imaginaire qu’ils avaient construit dans leur tête et l’enfant réel dont ils trouvent les pleurs et les agissements incompréhensibles. Des mamans se sentent incapables de répondre, elles ne sentent pas ce fameux « instinct maternel » dont on leur a rebattu les oreilles et elles éprouvent une intense culpabilité.
Toutes les situations sont bien sûr différentes. Les maltraitances peuvent être le fruit de mères très fragiles psychologiquement, ou qui traversent un épisode dépressif grave. Dans de nombreux cas, elles sont seules, ou le père les a quittées, elles ont peur de l’avenir ou des réactions de leur entourage. Il est également des femmes qui n’avaient pas réellement de désir d’enfant, mais plutôt un désir de grossesse, pour vivre cet état de plénitude ou de réassurance sur leur capacité d’être féconde. Certaines vivent ainsi très mal la séparation physique des corps, elles ressentent une sensation de vide corporel ou de vide affectif, se sentent seules avec le bébé alors qu’elles se sentaient entourées et admirées pendant leur grossesse.
La maternité ne va pas toujours de soi, et des affaires spectaculaires comme celles des « bébés congelés » ne sont pas les seules à le souligner. Tant de mères désemparées, déprimées, se sentant dans une solitude terrible face à un enfant qu’elles ne comprennent pas et qui les persécutent, un enfant qui les détruit, un enfant qu’elles veulent à la fois chérir et abandonner sont là pour en témoigner.
Quant on assiste au procès d’une mère infanticide, on voit comment sont imbriqués dans le débat les actes de la femme accusée et nos représentations, le plus souvent idéalisées de la maternité. La maîtrise scientifique de la maternité finit par faire oublier la part de soi qui échappe, l’histoire, la vie psychique, l’inconscient, cette zone inaccessible, infantile, oubliée, refoulée où bien des drames se trament à notre insu. Bien sûr, le lien mère-enfant est un lien d’amour, mais ce sentiment est d’une telle complexité ! il est aussi fait de violence, de rejet, de terreur ou de haine. Mettre au monde un enfant vient toujours réveiller l’enfant que l’on a été et les parents que nous hébergeons au plus profond de nous.
Du reste, les maltraitances ne sont pas, loin de là, du seul fait des mères. Les pères, quand ils sont présents, sont plus souvent impliqués dans les coups, les mauvais traitements tels que les « bébés secoués » qui meurent du fait d’un hématome sous-dural. Il s’agit souvent de pères surmenés, stressés, dépressifs, qui connaissent des difficultés professionnelles, ou qui sont au chômage. D’autres ne supportent pas l’intimité entre l’enfant et sa mère, sont inconsciemment jaloux de l’enfant, redoutent l’éloignement de leur compagne.
Ou alors existe une situation de conflit conjugal intense, voire de séparation, et ces pères sont animés par un désir de vengeance. Parfois ce sont des parents immatures qui alimentent leur passion en se liguant contre l’enfant qui devient un bouc émissaire. Compte tenu de la fragilité des couples aujourd’hui et des relations passionnelles qui s’y déroulent, l’enfant devient vite un enjeu dans la relation de ses parents.
Tout ceci pour souligner à quel point il est important de rappeler aux parents, et surtout aux mères, qu’ils ont le droit d’éprouver vis à vis de leur enfant des sentiments contradictoires et pas perpétuellement angéliques. Répéter à l’envie qu’une mère doit aimer son enfant et que l’instinct maternel va de soi ne fait qu’aggraver le risque de voir certaines d’entre elles s’effondrer en se sentant incapable.
La maternité, la paternité, ne sont pas des performances…